Le code binaire défile sur l’écran de manière mécanique : 000000000000000000000… Je regarde l’homme qui est debout à côté de moi. JP, c’est son surnom. Un homme d’une expérience impressionnante dans les mathématiques, la logique et l’informatique. Il tourne les yeux vers moi, perçants derrières de fins verres de lunettes.
– Alors, que remarques-tu ? me demande-t-il.
– Eh bien… rien du tout, il n’y a qu’une suite de zéro qui défilent.
– Il n’y a qu’une suite de zéros, exactement, dit-il en me regardant droit dans les yeux, et donc on peut résumer cette suite par l’algorithme suivant : « Répéter zéro 10000 fois », par exemple. Maintenant, regarde ça.
Il se penche sur le clavier et tape rapidement. Une nouvelle suite de chiffre apparaît progressivement : 0110100011110010111000010…
– Et celle-ci ? demande-t-il à nouveau.
– Elle est plus imprévisible, plus difficile à prévoir… Impossible à prévoir même, elle est trop complexe !
– Elle est aléatoire oui, en tout cas elle s’en rapproche le plus possible. Il lève un sourcil. Et tu as dit qu’elle était complexe, pourquoi ?
– Car je n’arrive pas à la comprendre, donc je l’ai définie comme complexe…
– Et pourtant Alexandre, elle est bien moins complexe que les circuits imprimés de cet ordinateur, ou qu’une cellule de ton corps, que tu arrives à comprendre en partie ! Cette suite est aléatoire et tu en déduis qu’elle est complexe. C’est ce que j’appelle la complexité aléatoire. Suis-moi à la fenêtre, tu vas voir quelque chose d’intrigant.
Je le suis et m’approche de la fenêtre de son bureau. Les voitures et les passants se déplacent en contrebas. Mais il pointe du doigt le haut des immeubles d’en face.
– Observe le ciel.
Des nuées d’oiseaux passent au dessus de l’immeuble d’en face. Quelque chose semble les attirer. Il poursuit :
– Ils font pousser un potager collectif sur le toit de l’immeuble d’en face depuis l’année dernière. Une excellente idée qui permet aux habitants d’apprendre à retrouver des savoirs-faire indispensables. Tu sais, tout peut se perdre un jour ou l’autre. Il prend une voix grave. J’appelle ça l’effacement. Il sourit aussitôt. Mais là n’est pas le sujet, ce sont les oiseaux qui sont intéressants pour l’instant. Que remarques-tu ?
– Ils volent de manière assez chaotique, de manière imprévisible. Mais bien entendu, ils sont attirés par le potager donc ils tournent autour.
– Oui, le potager est protégé mais ça les attire quand-même. C’est un attracteur. Mais leur mouvement est-il aléatoire pour toi ?
– Il a l’air complètement désordonné oui mais… il est aussi en partie prévisible car je peux prévoir que ce mouvement tournera autour de ce potager, de cet… attracteur. Il est aléatoire dans les détails mais il y a un but à atteindre pour ces oiseaux, je le sais bien !
– Un but tu dis ? Un sens ? Une cause commune ? Donc dans ton cerveau, tu as réussi à trouver un moyen de compresser une information en apparence chaotique, à trouver une règle. Poursuis…
Je les observe à nouveau, attentivement. Puis réponds :
– Ils ne se rentrent pas dedans et gardent une distance minimale entre eux, ils semblent également alterner leur plongeons vers le potager. Leur mouvement n’est pas circulaire mais ressemble plus à celui d’un pendule.
– 4 règles en tout Alexandre, et ça te permet de comprendre quelque chose d’apparemment aléatoire. Ton cerveau compresse l’information, rend cette complexité organisée. S’il ne le peut pas, il considère que la complexité aléatoire du phénomène est trop grande, et ne cherche plus de règles.
Il reprend au bout de quelques secondes :
– Hmm… et d’ailleurs, mon propre cerveau, tu parviens à le comprendre ?
Je suis surpris par sa question. Je réfléchis une longue dizaine de seconde puis souris à mon tour :
– Je sais… ce qu’il se passe dans ta tête me paraît imprévisible, car je ne m’attendais pas du tout à cette question sur le cerveau après avoir observé des oiseaux ! Mais tu cherches à me faire comprendre quelque chose, donc tu as un objectif précis. Il y a une cause précise à ta question, et donc ce qui se passe dans ton cerveau n’est pas aléatoire. Je peux trouver des règles.
Il se met à rire :
– En partie oui ! Mais sais-tu que la capacité du cerveau à générer des suites de nombres de manière quasi-aléatoire démontre sa santé et sa complexité ? C’est très difficile d’inventer des suites qui semblent aléatoires, comme le vrai hasard le ferai, et on peut corréler l’intelligence avec cette capacité !
Je ne m’attendais pas à ça… Mes idées deviennent un peu confuses.
– C’est complexe Alexandre pas vrai ? poursuit-il. C’est pourtant la clé de la compréhension de l’intelligence. La complexité aléatoire est comme le mouvement des gaz dans cette pièce, totalement désordonnée. Mais s’il est possible de trouver des règles, on peut alors compresser ces informations désordonnées, comme on compresserait un gaz. Pour ensuite…
– Pour ensuite le décompresser et régénérer toute la diversité de ces informations ! Je pense commencer à saisir. On pourrait alors appeler ce cycle la complexité organisée. Je fronce les sourcils quelques secondes. Mais JP, un détail me gêne…
– Dis-moi.
– Je ne peux pas avoir des actions totalement aléatoires ! Tout le monde me prendrait pour un fou, ou ne saurait plus qui je suis vraiment ni ce que je fais ! Moi-même je ne me comprendrais plus d’ailleurs…
– Nous y voilà, dit-il avec un clin d’œil. Revenons devant l’ordinateur, si tu veux bien, j’ai une question à te poser.
Il tape rapidement sur le clavier puis s’écarte pour me laisser voir l’écran :
011010011001011010010110011010011001011001101001011
Je la regarde attentivement puis annonce fièrement :
– L’apparition des 0 et des 1 n’est pas prévisible. C’est une suite aléatoire, certainement générée par un algorithme élaboré.
Il me fais un grand sourire :
– Tu as abandonné trop tôt, cette suite n’est pas du tout aléatoire, et elle est totalement prévisible. Observe-la bien…