Je suis dans la « machine », comme Fred l’appelle souvent. Le nom technique de la « machine » étant VTE (Virtual Thought Experiments). C’est un dôme d’une vingtaine de mètres de diamètre, et composé de ce qui ressemble à des centaines de triangles équilatéraux sur les parois.
– Elle est en train de s’initialiser, me dit Fred en me rejoignant. Tu vas pouvoir comprendre en observant.
Il y a un léger crépitement de courant électrique, puis un bruit sourd en arrière plan, comme le grondement d’une énorme pièce métallique qui pivoterait autour de nous. Et enfin, plus un seul bruit.
L’intérieur du dôme devient alors étrangement sombre, avec ça et là comme des lueurs électriques le long des parois.
– Nous sommes à la préhistoire Alexandre, me dit-il en pianotant sur sa tablette. Tu va pouvoir observer de près l’un de tes ancêtres.
Le dôme s’éclaire soudain, d’une blancheur aveuglante. Le rendu visuel qui vient ensuite est tout simplement bluffant : le paysage est celui d’une savane semble-t-il, avec des montagnes au loin. Un homme immobile (situé au centre du dôme, comment est-ce techniquement possible ?), visiblement en sueur et vêtu de presque rien (il nous ressemble pourtant en tout point), est appuyé sur un rocher devant une vallée en contrebas, penché vers l’avant en guettant l’horizon. Puis tout à coup, il s’anime.
Il regarde vers le rocher sur laquelle il s’appuie, comme pour chercher quelque-chose. Il saisi une petite pierre avec une tranche aiguisée qui est contre la paroi de cette roche.
– Stop, annonce Fred sans prévenir. Je mets sur pause car j’ai quelque-chose d’intéressant à te montrer. Regarde ce qu’il se passe dans son cerveau.
Il se met à pianoter rapidement sur sa tablette. L’image de l’homme de la préhistoire change alors au niveau du crâne.
Il devient… transparent.
– C’est incroyablement réalisé, on dirait presque que je peux toucher son cerveau, dis-je à Fred tout en m’approchant de l’homme au crâne découpé.
– N’est-ce pas ? Et encore, tu peux voir en détail l’activité des neurones et les différents neurotransmetteurs libérés. et c’est ce qui va nous intéresser particulièrement.
Il continue :
– Il y a 4 systèmes généraux lorsqu’on se déplace dans un espace tridimensionnel, comme notre ancêtre. L’un de ces système, connu sous le nom de péripersonnel, est principalement utilisé pour exécuter des manipulations guidées visuellement dans l’espace proche du corps. Ce système est activé lorsqu’on baisse les yeux vers les objets que l’on manipule.
– Comme notre homme en ce moment lorsqu’il cherche et tient sa pierre.
– Exactement ! Un deuxième système, appelé extrapersonnel ambiant, est impliqué dans le contrôle de la posture et de la locomotion dans un espace gravitationnel terrestre, il est aussi orienté vers tout ce qu’il se passe au sol, vers le bas.
Il poursuit :
– Ces deux fonctionnements font intervenir de manière intense des neurotransmetteurs comme la noradrénaline, et dans une moindre mesure la sérotonine, qui sont essentiels pour une activation des systèmes physiologiques et émotionnels. Ces deux neurotransmetteurs sont surtout localisés là, regarde.
Je me place devant l’homme préhistorique. Son cerveau brille de petites étoiles de lumière bleutées du côté droit de son cerveau.
– Dans l’hémisphère droit ? tenté-je.
– Oui, dans l’hémisphère droit, qui est responsable de toute action proche du corps, dans la posture et la perception de la gravité.
– Vers le bas donc.
– Vers le bas, exactement. Observons la suite, elle est encore plus intéressante.
L’homme de la simulation relève la tête. Il regarde les montagnes au loin, ses yeux intenses passant rapidement d’un endroit à l’autre du paysage. Fred poursuit :
– C’est le système extrapersonnel focalisé, qui est impliqué dans la recherche et l’observation de l’environnement, ainsi que la reconnaissance des objets qui y sont. Ce système opère à distance car les objets sont rarement situés dans un espace proche du corps avant d’avoir été identifiés à distance. Il y a ici une utilisation intensive de la vision centrale et des mouvements des yeux saccadés. Et comme tu peux le voir sur la coupe du cerveau devant toi, ce système fait intervenir le lobe temporal ventrolatéral, le cortex préfrontal latéral, et dans une moindre mesure les régions qui entourent les zones oculaires pariétales.
– C’est bien ce que je pensais, lui dis-je avec un sourire ironique.
– Et le dernier système, poursuit-il avec un clin d’œil, est plus périphérique. Il est nommé système d’action extrapersonnel, et a tendance à nous donner une sensation de « présence » dans notre environnement et nous aide dans notre exploration, notre navigation et orientation par rapport à différents points de repères. Cérébralement, ce système s’étend ventromédianement à travers le lobe temporal médian, l’hippocampe et les aires limbiques, ainsi que les aires ventromédianes frontales. Regarde bien son cerveau à présent Alexandre.
L’homme modélisé s’avance brusquement vers moi.
Je recule aussitôt, mais je comprends alors qu’il viens juste de monter sur le gros rocher, se tenant debout. Il a alors une présence au monde qui illustre bien ce que viens de dire Fred. Je m’approche de sa tête, puis tente :
– Son cerveau pétille de petites étoiles rouges, surtout dans l’hémisphère gauche et vers l’avant de son cerveau.
– C’est la dopamine Alexandre, la dopamine ! Les deux derniers systèmes dont je t’ai parlé l’utilisent intensément. Il y a même un type de personnalité associé à chacun d’eux, et à l’intensité de la concentration en dopamine dans certaines zones du cerveau. Et devine quoi ? La dopamine a pour effet de faire lever la tête et les yeux, on peut même observer ça chez les rats. Lever les yeux vers l’horizon, vers ce qui est loin. Loin dans l’espace, mais aussi dans le temps !
– Donc notre capacité à nous projeter dans l’avenir est liée à la dopamine ?
– Oui ! Et le cerveau humain regorge de ce neurotransmetteur. Il nous a donné la capacité à reconnaître notre environnement au loin, à nous donner la motivation d’aller vers des buts lointains, à nous projeter vers l’avenir. Des buts que l’on reconnait, que l’on devine, que l’on invente même !
– Donc si je veux me projeter, si je veux rêver…
– Lève les yeux, et regarde vers les étoiles Alexandre…