— Veuillez confirmer l’effacement mémoriel.
La voix désincarnée de la machine résonnait en boucle dans la tête de Crystal. Elle allait oublier tout ce qu’elle avait construit. Mais à ce stade, elle ne pouvait plus reculer. Elle répondit dans un souffle, les yeux clos :
— Je confirme.
— Identité authentifiée, répondit la voix automatisée, processus Léthé engagé.
Sa mémoire commençait à s’estomper. Ses palais, son pouvoir, tous les liens qu’elle avait réussi à tisser. Tout s’effaçait, dans la force du fleuve de Léthé. Un courant qui l’éloignait inexorablement du rivage, ses racines, sa terre.
Une terre à présent sans dieux.
Des mois obscurs s’écoulèrent, puis, le courant s’estompa.
∇
Elle courrait vers le centre de l’île tout en jetant un regard furtif à son environnement, au cas où. Elle avait déjà parcouru tout le rivage : aucun bateau, aucune piste d’atterrissage, aucune construction. Cette île était très certainement déserte. Maintenant, il ne restait plus qu’à atteindre la colline et grimper à son sommet.
Sans se perdre évidemment.
— Affichage de la carte, dit-elle tout en poursuivant sa course.
La carte de l’île apparu en superposition du paysage qui défilait de manière étonnamment fluide. Elle calcula le temps que ça lui prendrait pour atteindre puis monter la colline centrale. Quinze minutes, maximum. Si aucun personnel de l’école ne rentrait dans la salle d’immersion à cette heure ça restait jouable (purée, 23h quand-même). Même un accro comme le prof de simulation avait une vie, lui. Elle sera tranquille jusqu’à minuit moins cinq, avant le verrouillage des portes. Elle poursuivit sa course.
Elle arriva au sommet de l’île treize minutes plus tard. Elle pivotait sur elle-même, ouvrant les yeux en grand : tout autour d’elle, en contrebas, était un contraste entre le bleu clair de la mer et les teintes vertes des différentes végétations de l’île. Tout était en mouvement, poussé par le vent, qu’elle pouvait presque sentir.
Elle ferma les yeux, comme pour méditer. Et se concentrer sur les sons.
— Simonide, on attend ton ode !
Elle ouvrit immédiatement les yeux, et faillit avoir un mouvement de recul. Elle était dans un autre endroit, totalement inconnu. Une salle de… banquet ? Et surtout elle n’incarnait plus son personnage à la 1ère personne, elle voyait à la 3e personne un homme en toge de couleur ocre. « Simonide de Céos » était inscrit au-dessus de ce nouvel avatar. Bon, déstabilisant. Un bug à signaler, rien de bien méch… Son personnage commença alors à parler en vers, de manière totalement autonome. Ok, un gros bug en fait. Ou quelqu’un d’autre de connecté. Ou un programme caché. Les vers récités étaient en l’honneur d’un certain Scopas, contente de l’apprendre.
Et pour couronner le tout, elle ne pouvait pas l’interrompre.
Mais elle pouvait quand-même le faire marcher. Le bonheur tenait décidément à peu de choses.
Si on avait pris soin de cacher ce programme, c’est qu’il y avait quelque chose à y cacher. (Dire qu’on doutait encore de ses capacités de déductions.) Elle se déplaça le long des nombreux convives attablés, dont les noms et fonctions s’affichaient en surimpression au moment où elle les observait. « Scopas, l’invité d’honneur », riait aux éclats. Un « noble thessalien » souriait de manière hautaine. Un « poète » sauçait son assiette avec un morceau de pain noir… Ils étaient au moins une cinquantaine.
Au bout de quelques minutes, un serviteur s’approcha de son avatar, et lui dit à l’oreille :
— Deux cavaliers demandent à vous voir dehors, ils disent être porteurs d’un message urgent.
Simonide acquiesça automatiquement d’un signe de tête adressé au serviteur. Mais elle pouvait toujours contrôler ses mouvements. La salle était grande, avec une multitude de détails : des frises murales, des tableaux, des poteries et des colonnes de marbre. Très beau certes, mais où était cette fichue porte d’entrée ? De la poussière semblait obstruer sa vision.
Là ! Elle se dirigea vers la sortie. Deux cavaliers attendaient effectivement dehors, dans une étrange posture impériale. Elle franchit le seuil et commença à parler :
— Messieurs, qu’est-ce-qu…
Elle fut coupée net par un bruit de tonnerre venant de derrière. Elle écarquilla les yeux et se retourna d’un geste vif.
Le toit du bâtiment venait de s’effondrer d’un seul coup, soulevant un immense nuage de poussière et ne laissant apparent que des gravas et des éclats de marbres. Quelques morceaux de charpente s’affaissaient encore, comme attirés par une gravité décuplée. Tout s’était passé en quelques secondes.
Certains corps étaient encore visibles, mais qu’en partie : ici un poignet, là un morceau de tissu rougeoyant… Des passants se précipitaient en pleurant vers les gravats en hurlant des noms. Ils cherchaient leurs proches. Sans les trouver. Tous étaient méconnaissables.
Elle marchait lentement vers les décombres. Quelque chose bougea. Elle fronça les sourcils et s’approcha encore. Tout se mit alors à trembler : les murs se redressèrent, les fragments de marbre réassemblèrent des colonnes, le bois reforma des tableaux et des tables, les poteries et assiettes se recomposèrent. Les invités reprirent vie. Tout était redevenu parfaitement identique.
Sauf.
Les noms, il manquait les noms !
Un message s’inscrit alors devant elle :
« C’est ici, au cinquième siècle avant notre ère que, grâce au don de visualisation de Simonide, naquit l’art de la mémoire. Faites honneur à cet héritage et retrouvez les caractéristiques et l’emplacement de chaque défunt, afin qu’ils puissent avoir une digne sépulture. Vous n’avez que 3 essais au total. »
Au total voulait dire pour toujours. Cela signifiait que…
Un minuteur rouge vif s’afficha dans le coin supérieur gauche de l’écran : « 1er essai, temps restant : 300 sec, 299, 298… ». En bas de l’écran, un symbole de carte de tarot et un message qui clignotaient en bleu : « Loci Card ».
C’était quoi ce cirque ? Comment pouvait-on… Un bip aigu retentit. Sa montre. Merde, il était 23h55, les portes de l’école allaient se verrouiller !
— Déconnexion compte Crystal, dit-elle immédiatement.
— Crystal déconnectée, annonça la voix féminine de l’interface de simulation.
Elle posa le casque VR, attrapa son sac à dos et sa veste, puis couru vers la porte de sortie de la salle d’immersion, qui baignait dans la pénombre. Elle enfila sa veste d’un seul geste, puis son sac à dos, dont elle serra bien les sangles. La gorge serrée et les muscles tendus, elle se précipita dans le couloir sombre, le traversa en un dizaine de secondes en longeant le mur de gauche, puis enfonça les deux battants de la porte de secours. Le froid de l’extérieur lui mordait le visage, surtout là où ses larmes coulaient encore.
Ses poings étaient toujours contractés alors qu’elle courait sous les lumières orangées des réverbères. Deux mois qu’elle cherchait ce programme caché, deux mois. Et elle avait déjà grillé un essai sur trois.
Et surtout, ce test était tout simplement impossible, personne ne possédait une telle mémoire…